La menace selon le Conseil fédéral
Après avoir évoqué dans une Nation précédente certaines orientations du rapport du 30 avril, nous reprenons à présent ce qui nous semble y faire défaut.
Parlant de l’Afrique, le rapport ne mentionne même pas l’explosion de sa population. Pourtant, celle-ci risque, selon les chiffres de l’ONU, de doubler d’ici 2050, et a déjà commencé de se déverser sur nos côtes1. Or, les dirigeants africains n’ont ni les moyens ni l’intérêt de retenir ces populations qui, en quittant leur pays, au pire le déchargent d’un problème, au mieux lui apportent des «remises migratoires» considérables2. Etonnamment, ce sont plutôt les «autocrates» qui inquiètent nos autorités; pourtant nous ne reconnaissons traditionnellement que les Etats, non les régimes. Et comment ne pas évoquer également, en parlant des conflits à nos portes, les conséquences dramatiques des tensions persistantes en Syrie, au Liban et entre Israël et la Palestine, à présent entre Israël et l’Iran? Comment passer sous silence la problématique des pays du Sahel, submergés par les groupes armés? Ces réservoirs de combattants resteront-ils confinés aux frontières des pays qu’ils occupent partiellement?
En ce qui concerne précisément notre territoire, le rapport explique que la principale menace pesant sur la Suisse émane toujours «d’auteurs isolés ou de petits groupes inspirés par la cause djihadiste, qui pourraient commettre des actes de violence spontanés en recourant à des moyens simples, comme des couteaux». Etrangement, ce phénomène n’est pas analysé en profondeur, mais placé sur le même plan que les «extrémistes de gauche violents» et la «menace terroriste à motivation d’extrême droite». Les contribuables de tous bords en ont pour leur argent. Ce ne sont pourtant pas exactement les dynamiques qu’ils observent dans les rues lausannoises, encore moins dans celles des pays voisins, chez qui le mélange de populations récemment installées provoque régulièrement des débordements violents et remet en cause la «cohésion sociale».
Ces mêmes contribuables auraient aimé en savoir plus sur l’augmentation de la petite criminalité locale et sur les réseaux de grande criminalité transfrontalière dont la presse se fait régulièrement le relais. Ils auraient aussi apprécié voir traités des sujets plus complexes comme la dépendance énergétique et technologique de notre industrie, la gestion de nos données à l’étranger, l’emprise de grandes puissances — considérées comme alliées — sur notre système financier. On nous objectera qu’il ne s’agit pas de menaces directes, encore moins militaires. Certes, mais ne devraient-elles par faire l’objet d’une analyse stratégique globale? Une jonction avec le Département de l’économie et celui de justice et police n’est-elle pas ici nécessaire? Si guerre «hybride» il y a, sans doute serait-il pertinent d’envisager toutes nos vulnérabilités, et de remodeler en conséquence les équipes d’analystes; or ce sont les bombes atomiques russes et les couteaux djihadistes qui concentrent l’intérêt de nos spécialistes de la sécurité, menaces contre lesquelles aucune mesure militaire ne peut, hélas, faire face. Les menaces cybernétiques semblent identifiées, mais elles pourraient à l’avenir toucher de plus en plus d’acteurs, y compris paraétatiques ou privés. L’extension de cette menace n’est pas anticipée.
Sans changer de continent, il eût été pertinent de mentionner la fragmentation progressive de l’Union européenne, dont certains Etats périphériques ne suivent ni les évolutions wokistes ni les velléités guerrières. Plus symptomatique encore: le morcellement des votes dans les pays fondateurs de cette même Union indique un malaise politique profond, un désaveu des élites au pouvoir, dont les conséquences ne sauraient tarder à se répercuter sur les politiques internes. Et que dire de la situation économique des moteurs de l’Europe, la France et l’Allemagne, oscillant entre croissance molle et récession depuis deux ans? Ces bouleversements dans les équilibres proches auront des conséquences sur notre marché du travail avant d’affecter la sécurité de nos villes frontalières. Une économie en déclin ne pourra en effet plus digérer un afflux massif de migrants économiques peu qualifiés. Un peu de prospective permettrait d’élargir le champ de vision et d’affiner les priorités.
Pour une politique de sécurité indépendante
Tout ne semble pas absurde dans ce qu’écrivent nos services, mais ce qui manque, c’est le réalisme, la cohérence, l’équilibre, en bref: la vision d’ensemble. Ces treize pages font l’effet d’un assemblage bigarré d’éléments disparates, dont personne n’a réussi à formuler une synthèse. La phrase conclusive traduit d’ailleurs l’impuissance des analystes: «Ces nombreuses incertitudes exigent de la Suisse qu’elle anticipe les menaces avec lesquelles elle doit compter en priorité dans le domaine de la politique de sécurité.» Dans un cours d’Etat-major, pareille conclusion serait qualifiée d’ «inutilisable».
La seule piste claire semble celle de la «coopération», certes nécessaire, mais insuffisante. Voilà qui n’aidera pas à construire l’armée de demain, ni même à préparer la nouvelle stratégie de sécurité que le Conseil fédéral nous promet pour la fin de l’année 2025. Si augmentation des budgets il y a, ils seront probablement distribués dans un armement de connivence, cher et décalé par rapport à nos besoins réels. Le lobbyisme de certaines de nos sociétés militaires pour défendre une vision de la guerre d’hier n’aidera pas non plus. Pourtant, les mutations de l’art de la guerre nécessiteraient probablement une armée différente.
Lors de sa séance du 20 juin, le Conseil fédéral a décidé de réorienter sa politique d’armement vers la Suisse et le continent européen3: c’est enfin une bonne nouvelle.
Nous avons urgemment besoin d’ouvrir des yeux neufs sur le monde, et d’y redéfinir notre place. Les mois à venir offrent une occasion exceptionnelle pour donner à l’armée, à nos polices, mais aussi à notre économie, une ligne crédible. Celle-ci inclura de manière complète la menace militaire, mais ne devrait pas faire l’impasse sur l’autonomie numérique, la souveraineté alimentaire et technique, la résilience énergétique, les problèmes internes à l’Europe, une stratégie africaine et moyen-orientale réaliste, ainsi que la refondation de la neutralité en doctrine active. Le tout, en établissant une saine collaboration avec nos voisins, sans céder aux sirènes de l’alignement ni aux pressions industrielles de pays dits «amis». Les changements de personnel à la tête des renseignements et de l’armée serviront d’indicateurs à la prise de conscience du département concerné.
Notes:
1 World population prospects 2022 : Summary and Results, New York : United Nations Department of Economic and Social Affairs. 2022.
3 https://www.letemps.ch/suisse/armement-le-conseil-federal-veut-acheter-davantage-suisse-et-europeen
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Crise viticole, crise culturelle – Editorial, Félicien Monnier
- L’avenir radieux de La Poste – Cédric Cossy
- Pour une Suisse fidèle à elle-même – Jean-François Cavin
- † Bernard Reymond (1933-2025) – Jean-Philippe Chenaux
- Pavane pour une pataugeoire défunte – Laurence Benoit
- Sans cesse plus étroite – Olivier Delacrétaz
- Quand rigueur devient trahison – Yannick Escher
- 39%, quid du long terme? – Benjamin Ansermet
- Les Racines du ciel de Romain Gary – C. Glez
- L’amour des taxes – Le Coin du Ronchon
