Pour une Suisse fidèle à elle-même
Beat Kappeler est un esprit libre. Déjà du temps – devenu lointain – où il était l’économiste de l’Union syndicale suisse, il se distinguait par son souci de dire vrai, sur la base de données solides, plutôt que de répéter les slogans tout faits et de céder au misérabilisme. Devenu publiciste et enseignant (comme libéral, il n’était peut-être pas à son aise dans le milieu syndical), il a conservé son indépendance de jugement et son goût des analyses originales. On s’en réjouit une fois de plus en lisant son dernier ouvrage, traduit en français par MM. François Chaudet et Eric Rochat.
Dans un monde en changement rapide et souvent chaotique, que doit faire la Suisse? Rester elle-même, nous dit en substance Kappeler. Son système politique, construit de bas en haut au fil de l’histoire, est bien supérieur aux bureaucraties centralisées que l’on trouve ailleurs; ses institutions sont solides et suffisantes; son orthodoxie dans le domaine des finances publiques est exemplaire. Cela ne signifie pas que des retouches ne soient pas judicieuses (et le tableau du pays brossé dans ces pages est peut-être un peu trop idyllique); mais ne changeons rien d’essentiel!
L’auteur ne craint pas de prendre ses distances de certaines idées reçues. Par exemple, il lit l’histoire helvétique des débuts non comme celle de farouches paysans qui se veulent libres sur leurs terres, image d’Epinal volontiers reprise par l’UDC, mais comme celle de communautés très ouvertes au trafic transalpin et de cités industrieuses, l’ancienne Confédération devenant rapidement une alliance de villes marchandes, à l’instar d’un mouvement qui se développait aussi en Allemagne (c’est peut-être surtout vrai pour la Suisse alémanique, guère pour le Pays de Vaud). Il critique assez vivement la Banque nationale pour sa politique d’achat massif de devises étrangères, qui alimente l’endettement irresponsable des Etats où elle place son argent. Il suggère que les rentes de l’AVS soient calculées chaque année, à la hausse ou à la baisse, en tenant compte de l’évolution du PIB. Son texte fourmille ainsi de remarques, de critiques et de propositions souvent nouvelles, pas forcément convaincantes, mais toujours stimulantes.
M. Kappeler s’en prend vertement à l’Union européenne, devenue un super-Etat en mains de juges définissant eux-mêmes leurs compétences, d’une Commission hors de contrôle et d’une bureaucratie perfectionniste. Cette construction menée «d’en-haut» est radicalement incompatible avec la nature de la Confédération suisse. Une adhésion est donc hors de question. Sur les négociations actuelles, dont il juge sévèrement les esquisses, son appréciation ne peut tenir compte du résultat définitif, non publié à la parution de l’ouvrage. Il chante en revanche les louanges du libre-échange, de l’AELE (dont l’importance est cependant limitée), de l’Organisation mondiale du commerce (qui semble pourtant assez impuissante actuellement). On aimerait que cette conception «classique» de nos relations économiques internationales soit encore de saison.
On ne saurait tout citer. Mentionnons donc, par exemple, sa critique d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme excédant son rôle fondamental et empiétant sur le domaine législatif; son tableau d’une Allemagne pas si forte qu’on croit, compte tenu de ses dettes diluées dans les emprunts collectifs de l’UE; sa dénonciation de la prolifération des états-majors dans la Suisse fédérale (à l’image de la «Haute surveillance de la prévoyance professionnelle» qui ne sert à rien mais emploie 28 personnes); et sa recommandation de conserver «le courage de l’imparfait» plutôt que de céder au perfectionnisme dont les bonnes intentions mènent à l’enfer.
M. Kappeler conclut – et l’on ne peut que lui donner raison: La réputation d’être plus libres que les autres nous est précieuse depuis des siècles. C’est toute notre histoire et c’est notre avenir.
Référence:
Beat Kappeler, Le monde se déchire : et la Suisse ? Trad. F. Chaudet et E. Rochat, 140 p., éd. Favre SA, Lausanne 2025.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Crise viticole, crise culturelle – Editorial, Félicien Monnier
- L’avenir radieux de La Poste – Cédric Cossy
- † Bernard Reymond (1933-2025) – Jean-Philippe Chenaux
- Pavane pour une pataugeoire défunte – Laurence Benoit
- Sans cesse plus étroite – Olivier Delacrétaz
- Quand rigueur devient trahison – Yannick Escher
- 39%, quid du long terme? – Benjamin Ansermet
- La menace selon le Conseil fédéral – Jean-Baptiste Bless
- Les Racines du ciel de Romain Gary – C. Glez
- L’amour des taxes – Le Coin du Ronchon
