Quand rigueur devient trahison
Il y a dans certaines décisions une brutalité sourde, presque invisible, qui blesse plus profondément que les grandes crises spectaculaires. Parce qu’elles se déguisent en raison budgétaire, parce qu’elles affectent des lieux modestes, des existences simples, des visages silencieux, elles passent sous les radars du tumulte médiatique. Pourtant, elles dessinent les lignes d’un pays qui ne se reconnaît plus. Le Canton de Vaud vient d’en tracer une de plus.
Le 14 juillet 2025, en pleine torpeur estivale, le Conseil d’Etat a frappé. Sans concertation, sans audience publique, sans égard pour les communautés concernées, il a décidé de couper 20 millions de francs dans les Prestations d’Intérêt Général versées aux hôpitaux régionaux. Ces PIG, censées garantir des soins de proximité, une formation médicale continue et une permanence médicale 24h/24, ne seront bientôt plus qu’un souvenir administré. Douze établissements sont visés. Parmi eux, le Pôle Santé du Pays-d’Enhaut, l’hôpital de la Vallée de Joux, ceux de la Broye, d’Aigle, d’Orbe, de Morges, de Payerne, de Rolle.
A la Vallée de Joux, 3,3 millions de subvention s’envolent, soit près de 30% du budget total. A Yverdon et Orbe, ce sont 4,6 millions qui disparaissent. Des centaines d’emplois sont menacés. Des unités hospitalières risquent de fermer. Et dans le silence feutré des bureaux de la rue Cité-Devant, on justifie cette ponction au nom de «l’équité territoriale» et du «taux d’occupation». On avance même, sans rougir, que la Vallée de Joux bénéficie de 908 francs par habitant, contre 216 ailleurs. Comme si habiter loin, dans le froid, dans l’isolement, devait coûter moins.
Ces chiffres, brandis comme des épées, dissimulent une réalité plus grave. L’hiver, les routes de montagne deviennent difficilement praticables. Les transports publics s’interrompent. A Château-d’Oex, à l’Etivaz, à l’Abbaye, on ne peut pas rejoindre un CHUV distant de deux heures pour une entorse, une crise d’angoisse, un début de septicémie. Ici, un médecin de famille devient une présence vitale. Ici, un service ambulatoire n’est pas un luxe: il est la condition même de la vie collective.
Ce que le Conseil d’Etat est en train de faire n’est pas une réforme. C’est un effacement. On efface les vallées, les bourgs, les campagnes. On dit à voix basse: «Ce n’est plus à nous d’assurer cela.» Et quand les responsables d’établissement demandent audience, on leur répond: «Essayez d’appeler, ils sont en vacances.»
Ce cynisme poli, cette morgue technocratique, cette vision réductrice de l’humain en ligne budgétaire, trahissent la mission première de l’Etat: maintenir la justice dans les marges, là où l’économie ne suffit pas. Ce que Frédéric Ozanam appelait «le service des faibles», et ce que Joseph de Maistre nommait «la grandeur de l’ordre», s’est ici dissous dans un tableur.
Je me souviens d’un mot de Chateaubriand: «On fait des économies avec le sang des pauvres.» Il parlait de la guerre. Je crois qu’on peut dire la même chose des hôpitaux. Car ce ne sont pas les centres qui souffriront, mais les confins. Ceux que l’Etat de Vaud préfère oublier quand elle parle de «rationalisation».
Et pourtant, ces établissements régionaux ne sont pas des poids morts. La Vallée de Joux a mis en place un modèle pionnier: hôpital, soins à domicile, cabinets en réseau, réduction des hospitalisations inutiles, transfert vers l’ambulatoire. Tout ce qu’on prétend vouloir encourager, aujourd’hui, on le punit.
Il ne faut pas se taire. Le syndicat SSP, le POP, les syndicats hospitaliers l’ont compris: ils appellent à manifester le 2 octobre. Mais cela ne suffit pas. Il faut que les syndics, les députés, les citoyens se lèvent pour dire non. Non à la logique de démantèlement. Non à la fracture territoriale. Non à l’abandon. Si les services ferment, ce ne sera pas seulement un échec de gouvernance. Ce sera un acte de trahison.
Je plaide pour un sursaut. J’appelle à une désobéissance douce et ferme. Qu’aucune fermeture ne soit tolérée sans vote populaire. Que les Municipalités, les conseils généraux et communaux prennent position. Que les médecins refusent de collaborer à une politique qui nie leur dignité. Qu’une commission citoyenne se constitue pour suivre les PIG, ligne par ligne, depuis les vallées.
Le Conseil d’Etat peut encore reculer. Il peut encore entendre la voix de ceux qui, depuis la nuit des temps, savent qu’un Canton, pour vivre, doit se tenir aux côtés de ses campagnes et de ses vallées. Il peut comprendre que ce qu’on coupe ici, ce n’est pas une subvention. C’est un lien. Un souffle. Une fidélité.
Le Canton de Vaud doit être juste et enraciné, ou ne sera plus qu’un pouvoir sans honneur et un mot creux. S’il faut choisir entre la balance des comptes et la présence des soins, alors choisissons la présence. Car là où les calculs s’arrêtent, commence la responsabilité.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Crise viticole, crise culturelle – Editorial, Félicien Monnier
- L’avenir radieux de La Poste – Cédric Cossy
- Pour une Suisse fidèle à elle-même – Jean-François Cavin
- † Bernard Reymond (1933-2025) – Jean-Philippe Chenaux
- Pavane pour une pataugeoire défunte – Laurence Benoit
- Sans cesse plus étroite – Olivier Delacrétaz
- 39%, quid du long terme? – Benjamin Ansermet
- La menace selon le Conseil fédéral – Jean-Baptiste Bless
- Les Racines du ciel de Romain Gary – C. Glez
- L’amour des taxes – Le Coin du Ronchon
