Robots et lansquenets
Depuis qu’une tribu munie d’arcs et de flèches a anéanti une peuplade voisine dépourvue de ces armes, la maîtrise de nouveaux outils de mort fascine les humains aux prises avec leurs semblables.
Au début du premier conflit mondial, sous le soleil d’août, les soldats français en pantalon garance passent à l’offensive au milieu des champs, guidés par des officiers en képi bleu, sabre au poing, méconnaissant la puissance de feu allemande. Du côté de Charleroi, dans la seule journée du 22 août, les Français perdent 7000 hommes, 40 000 sur l’ensemble du front entre le 21 et 23 août, la plus terrible saignée de tous les temps infligée à l’armée française.
Les écrivains guerriers dont nous avons parlé récemment, Ernst Jünger et Maurice Genevoix, auxquels nous associerons ici Georges Bernanos, lui-même admis comme volontaire au 6e régiment de dragons en mars 1915, ont médité sur la cruauté des mœurs et des machines.
En 1918, Ernst Jünger, technophile, voulait que soldats, ingénieurs et travailleurs de l’industrie germanique s’engagent tous ensemble dans la guerre à venir, afin que le Reich lave l’affront d’un traité de paix injuste. Après la Seconde Guerre mondiale, il prit ses distances avec le bellicisme et s’interrogea sur la technique dans une correspondance avec le philosophe Martin Heidegger.
Maurice Genevoix subit aussi les orages d’acier jusqu’en 1915. Né sur les rives de la Loire, en harmonie avec la vie agricole et artisanale presque autarcique du «monde d’avant», il adopta plus tard une attitude préfigurant l’écologie.
Dans Trente mille jours, autobiographie rédigée durant sa vieillesse, il raconte les expériences de la mort vécues durant son enfance. Il voit Céleste, une servante, donner le biberon à un chevreau blanc; il comprend subitement qu’il faudra faire mourir ce petit animal avant de servir à la table familiale sa tendre chair martyrisée. Il se met à hurler, son oncle lui jette un verre d’eau froide à la figure pour le calmer. Puis, à huit ans et demi, il se casse une jambe. Pour la fortifier, le médecin prescrit de la tremper une fois par semaine dans du sang de bœuf. Il n’y a pas d’abattoir dans sa bourgade; le boucher Henri tue et dépèce chez lui. Il dispose la vache condamnée de façon à ce qu’elle baisse le col et le crâne jusqu’à presque toucher le sol. Alors il l’endort d’un seul coup de lourde masse. Le petit Genevoix détourne le regard et entend le bruit pesant et mou du grand corps mort qui s’effondre. Il ouvre les yeux et voit un bras d’homme, un couteau de boucher, le sang qui jaillit, dans lequel il trempe sa jambe. Le sang, écrit Genevoix, quinze ans plus tard, j’allais, Dieu sait, le retrouver, celui dont les passions, l’envie, la haine, l’appétit de puissance, la cruauté et la bêtise ouvrent criminellement les sources depuis que le monde est monde et que les hommes sont les hommes.
Tout est dit. Comme Jünger, Genevoix fut marqué par la guerre technique, mais ce sont les assauts au couteau de ceux qu’il appelle les chourineurs qui l’indignèrent le plus. Le jeudi 10 septembre 1914, il raconte: Des 5e et 6e compagnies ne restent que quelques survivants, une quinzaine de la 5e, un peu plus de la 6e. Plus un seul officier. Ils étaient cette nuit en avant de nous. Les ténèbres, la bourrasque, la pluie ont permis aux Boches de tourner leurs tranchées repérées la journée par les grands oiseaux à croix noires. Ce fut un massacre à l’arme blanche, la dégoûtante besogne d’assassins qui surinent dans le dos […] on les avait soûlés d’alcool et d’éther : les prisonniers l’ont avoué. Genevoix met le doigt sur un phénomène récurrent lors de la Guerre de 14, la guerre civile russe, la guerre absolue entre totalitarismes, les troubles affreux qui dévastèrent les pays européens au moment de leur «libération» après 1945: la cohabitation de la guerre technique sous forme de bombardements massifs «couronnés» par l’agression atomique sur Hiroshima et Nagasaki, avec la cruauté supposée «archaïque» où l’art des bouchers et des paysans dans le maniement des bêtes, des cordes et des outils, était mis à profit: les bourreaux improvisés écorchaient vifs, estrapadaient, écartelaient et empalaient. Cela dans la première moitié du vingtième siècle. On doute que cette double manière de faire souffrir ait disparu en Ukraine, le 7 octobre 2023 en Israël, à Gaza, au Soudan ou au Congo … Drones et missiles par-ci, pour tout détruire (avec futurs contrats de reconstruction …); viols, tortures et pillages par-là, pour semer la terreur.
Dans La France contre les robots, paru en 1945, Bernanos s’inquiète plus de la guerre technique anonyme que de la sauvagerie. Jünger dans son extrême jeunesse tente de réconcilier techniciens et lansquenets allemands (célèbres pour leur brutalité au sac de Rome de 1527 où ils eurent pendant dix mois le loisir d’infliger des sévices), tandis que Bernanos les oppose. Le polémiste s’en prend à ce qu’il appelle tantôt la Machinerie tantôt la Technique. Selon lui, la machine et l’action prévalent absolument sur la contemplation et la vie intérieure. Les deux guerres mondiales n’ont rien appris à l’humanité: Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : aller plus vite, par n’importe quel moyen. Aller vite. Mais aller où ? […] vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! C’est vous que vous fuyez, vous-mêmes. La Machinerie crée de nouveaux besoins pour vendre plus de machines, elle ajoute à la puissance de l’homme, dans le bien comme dans le mal. Mais la Machine n’adoucit pas les mœurs. Le doux commerce de Montesquieu n’établit pas la paix, mais vante le profit; rendement obligatoire et concurrence accroissent la méchanceté foncière de l’homme, révélant qu’elle n’a pas de bornes: une certaine espèce d’imbéciles sera capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée.
Il n’était pas impossible que le lansquenet allemand ou le routier espagnol qui violait puis éventrait une femme enceinte éprouvât plus tard un peu de culpabilité. Quant à l’aviateur bombardier gentleman (à Coventry, Dresde ou Hiroshima), il n’a rien vu, ni entendu, il n’a touché à rien, c’est la Machine qui a tout fait.
Bernanos affirme que ce ne sont ni la cruauté ni la vengeance qui feront disparaître notre espèce, mais l’irresponsabilité et la docilité de l’homme, sa complaisance à la volonté du collectif, travaillées par une propagande (songeons à l’Ukraine…) qui l’empêche de comprendre quoi que ce soit en le gavant en une semaine d’informations et de notions contradictoires qu’il ne saurait assimiler.
Les puissances organiseront-elles un jour de simples combats de robots ou des duels d’intelligence artificielle? Nous en doutons. Le mot «cruauté» vient du latin cruor signifiant sang versé. Il faut que le sang des hommes continue de couler. Parce que l’humanité a malheureusement fait descendre l’idée de salut ici-bas, ruse diabolique selon Bernanos, tous ceux qui ne se plient pas aux utopies du paradis sur Terre, comme ceux qui obéissent, souffriront et mourront toujours. Ce genre de salut, c’est le nihilisme, inclination jouissante vers le néant.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La colline grignotée – Editorial, Félicien Monnier
- Ravel – Jean-Blaise Rochat
- Il faut reparler de prévoyance vieillesse! – Jean-Hugues Busslinger
- Le modèle de prévoyance vieillesse du Centre Patronal – Quentin Monnerat
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Le mal et le moindre mal – Olivier Delacrétaz
- La beauté au milieu des ruines – Jean-Blaise Rochat
- Les finances hors de contrôle – Jean-François Cavin
- Les confréries du district d’Echallens en sursis – Xavier Panchaud