La beauté au milieu des ruines
En juillet 1950, Dmitri Chostakovitch est le principal représentant de la délégation soviétique aux célébrations du bicentenaire de la mort de Bach à Leipzig. Là, il fait la connaissance d’une jeune pianiste, Tatiana Nikolaïeva, qui interprète l’intégralité des 24 préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Elle obtient prix et suffrages au premier Internationaler Bach Wettbewerb Leipzig. Cette prestation va inspirer à Chostakovitch de composer pour la jeune virtuose ses 24 Préludes et Fugues op 87 dans chacune des tonalités majeures et mineures. Rédigé dans un temps record entre octobre 1950 et février 1951, le cycle, qui dure approximativement deux heures et demie, resta longtemps méprisé au-delà du rideau de fer où il fut classé déplorable pensum d’un épigone attardé.
En Europe occidentale, la révolution sérielle imposait un langage neuf, austère et cérébral. Pierre Boulez signait l’acte de décès de la tonalité, de la mélodie, de l’harmonie traditionnelle par sa Sonate no 2 pour piano (1948), emblématique de cette tendance. Pour l’intransigeant jeune compositeur, c’était la seule réponse historique possible dans un monde déchiré après la catastrophe: «Tout musicien qui n’a pas ressenti – nous ne disons pas compris, mais bien ressenti – la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque.»
En URSS, ces expériences extrêmes sont bannies par Andréï Jdanov comme l’expression décadente du monde bourgeois. Mais la puissante personnalité artistique de Chostakovitch a su trouver les chemins de l’imaginaire des auditeurs malgré l’oppression des contraintes formelles du «réalisme socialiste». Aujourd’hui les œuvres de Chostakovitch ont acquis une popularité universelle; il est hautement improbable que celles de Boulez quittent le cercle restreint des spécialistes, des curieux, de quelques amateurs sincères et des snobs.
En février dernier, Alexandre Melnikov donnait en récital, dans le cadre des Musicales d’Epalinges, l’intégrale des 24 Préludes et Fugues, prouvant que ce puissant monument de la littérature pianistique gagnait à être considéré comme un ensemble et non comme des pièces détachées à jouer en complément de programme. Le premier Prélude est une modeste sarabande qui déroule un innocent choral. Trois heures plus tard (pauses comprises), la dernière Fugue, la plus vaste de toutes, s’amplifie progressivement pour atteindre une puissance symphonique digne de La grande porte de Kiev des Tableaux d’une exposition. Certes la figure tutélaire de Bach est la référence, mais jamais pesante. Chostakovitch s’enracine dans cet héritage, sans imitation servile «à la manière de», ni citations textuelles. On peut aussi bien convoquer les mânes de Liszt, de Chopin, de Borodine, de Beethoven, tant l’écriture pianistique est variée dans l’expression: ici on surprend une danse populaire, là un chant ecclésiastique, ou une méditation mélancolique. Cette musique parle spontanément au cœur avec les moyens éprouvés d’une langue postromantique modernisée sans agressivité, expression d’une forte personnalité artistique.
La célèbre formule d’Adorno «Après Auschwitz, écrire un poème est barbarie» a pu guider le radicalisme tyrannique du bouillant Pierre Boulez, qui avait vingt ans en 1945: selon lui, la grammaire musicale du monde d’avant est morte sous les bombardements et seule une révolution radicale peut sauver l’art. Au milieu des dévastations encore présentes de la cité de Bach, Mendelssohn, Schumann et Wagner, la réponse de Chostakovitch est diamétralement opposée: le désastre a laissé intact l’héritage et sa valeur universelle. Face à l’abîme d’un monde désenchanté, 24 Préludes et Fugues op 87 pour piano sont la réponse d’un petit homme timide, immense compositeur, au désespoir et au nihilisme ambiant.
Le centenaire de Pierre Boulez et le cinquantième anniversaire de la mort de Dmitri Chostakovitch sont l’occasion de diverses manifestations internationales. Dans un cas on célèbre plutôt le chef d’orchestre et dans l’autre le compositeur. Les polémiques esthétiques sont heureusement éteintes depuis longtemps et le mélomane d’aujourd’hui peut aimer la 2e Sonate et l’op 87, sans se préoccuper de prendre parti. La confrontation de ces deux univers sonores contemporains est riche d’enseignements, et surtout d’interrogations.
Orientation discographique non exhaustive :
Chostakovitch: Melnikov, Nikolaïeva, Ashkenazy, Donhoe,… et Keith Jarrett!
Boulez: Pollini, Helffer, Jumppanen, Biret,… et le dernier CD de Tamara Stefanovich sous l’intitulé provocateur: Organised Delirium!
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La colline grignotée – Editorial, Félicien Monnier
- Ravel – Jean-Blaise Rochat
- Il faut reparler de prévoyance vieillesse! – Jean-Hugues Busslinger
- Le modèle de prévoyance vieillesse du Centre Patronal – Quentin Monnerat
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Le mal et le moindre mal – Olivier Delacrétaz
- Les finances hors de contrôle – Jean-François Cavin
- Robots et lansquenets – Jacques Perrin
- Les confréries du district d’Echallens en sursis – Xavier Panchaud