Occident express 130
Lorsque j'étais adolescent, piégé par ma vanité dans un de ces débats insensés et infinis sur des sujets que je ne connaissais pas mais sur lesquels je devais absolument avoir raison, je me suis pris à rêver d'une machine. Celle-ci permettrait à moi-même et à mon détracteur de régler notre différend en nous donnant accès à ses données brutes, une sorte de reposoir ultime des questions impossibles à trancher. Or il se trouve qu'aujourd'hui cette machine existe: elle s'appelle Internet. Elle nous donne accès en un clic à des données chiffrées qui se trouvaient éparpillées dans le monde entier, sur des millions de kilomètres de rayonnage poussiéreux. Parmi les disciplines que la Toile a modifiées au-delà du reconnaissable, il y a l'histoire. Les (bons) historiens ont désormais accès à une masse de données dont leurs prédécesseurs ne pouvaient même pas rêver. Ces données leur permettent de trouver, derrière les Grands Hommes, des tendances de fond, presque des lois, qui gouvernent les peuples. On commence ainsi à comprendre la dynamique des révolutions, de la formation et de l'effondrement des empires, on comprend la divergence de cultures apparemment proches sur la base de leurs structures familiales. Ces développements technologiques et scientifiques me font espérer en un avenir meilleur pour la région où je vis – et au-delà. En effet, le fondement des différends entre Croates et Serbes, notamment, repose sur les interprétations historiques de faits mal établis et mal compris. Les Serbes, les Croates, les Kosovars et les Bosniens sont tous pris dans un débat insensé et infini sur des sujets qu'ils ne connaissent pas mais sur lesquels ils doivent absolument avoir raison. A mesure que la machine permettra de rétablir d'une façon incontestable les faits bruts, la discussion prendra un autre cours, et un autre ton. On comprendra que les torts d'un épisode historique contesté sont généralement bien mieux distribués que ce qu'affirment les historiens stipendiés et les élus. En connaissant mieux, on interprétera moins. Il est parfois fait mention du «dieu des trous» pour parler du rôle qu'a pu remplir la religion pour expliquer l'inexplicable, concrètement pour remplir les trous laissés béants par notre manque de connaissances scientifiques. Les transformations de la discipline historique sont en train de remplir ces trous patiemment creusés par nos haines ancestrales. La dimension thérapeutique de l'exercice est manifeste: une fois que ces passés seront compris et résolus – identiquement et incontestablement – de chaque côté de la frontière, on pourra alors s'occuper de l'avenir.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les gargouilles ne sont pas républicaines – Editorial, Félicien Monnier
- Droit international: attention! – Jean-François Cavin
- L’amour des lois règne-t-il aussi dans les caravanes? – Lionel Hort
- Esdras et Néhémie sont de retour – On nous écrit, André Durussel
- Lavaux de A à V – Jean-François Cavin
- Double soumission – Olivier Delacrétaz
- Le fédéralisme menacé par le droit international – Xavier Panchaud
- Un démocrate – Jacques Perrin
- Notre patrimoine bâti – Benjamin Ansermet
- Le Canton contre la cancel culture – Le Coin du Ronchon