Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le monde si vivant d’Etienne Delessert

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2255 14 juin 2024

Il y a bien longtemps, je feuilletais à la Bibliothèque du Collège de Béthusy un exemplaire de «La Galère», journal fondé en 1954 ou 1955 par un groupe de collégiens, lorsque je tombai sur une caricature bluffante de Pierre Ansermoz, dit «Canasse», notre maître de français et d’histoire. L’artiste l’avait parfaitement cerné, trapu et sûr de lui, solennel et intransigeant. Cet artiste, c’était Etienne Delessert, le même qui prétendrait plus tard, dans un «Plan Fixe» tourné en 2006, n’avoir eu à la base aucun talent particulier de dessinateur!

En 1959, Bertil Galland, chargé de relancer les Cahiers de la Renaissance vaudoise, en rade depuis 1953, décida de faire de cette revue une vraie maison d’édition. M. Regamey, qui connaissait Etienne Delessert depuis son enfance, présenta le tout jeune graphiste au futur éditeur. Le courant ne pouvait que passer et Delessert fut chargé de concevoir la ligne graphique des futurs CRV. Il mit au point une présentation élégante, la moitié supérieure de la couverture réservée au titre et à l’auteur. Ils choisirent savamment le format, le papier et la typographie.

En 1962, Delessert fut prié d’illustrer le Cahier de Joël Jakubec «Kafka contre l’absurde». Ces sept dessins, dont la minutie accentuait le caractère inquiétant, restituaient puissamment le monde obscur et tourmenté de Kafka. Jakubec était enthousiaste au point, disait-on, de vouloir changer complètement son texte et d’en faire un commentaire des dessins de Delessert.

En 1968, il réussit un autre coup magnifique avec les dix-sept illustrations au crayon du «Match Valais-Judée» de Maurice Chappaz. L’écrivain lui-même, les apôtres, les cafetiers, les prophètes et les chanoines, saint Maurice, le diable et le bon Dieu, tous sont avalés, ruminés, digérés, puis reconstruits et incorporés au monde parallèle de Delessert.

En 1969, Delessert dessine la couverture du «Portrait des Vaudois», où l’on voit Jacques Chessex, papier et plume en main, trôner au-dessus de Lausanne, entourée de la campagne et de la vigne.

En 1986, mandaté par un magasin de mode, Delessert orne Lausanne et d’autres villes d’une série d’affiches de chats vantant la «griffe Ausoni». Ces affiches saturées de couleurs attirent et retiennent le regard. L’esthétique se double donc ici d’efficacité commerciale, ce qui casse définitivement l’opposition que des esprits moralisateurs croient devoir faire entre l’affiche artistique et l’affiche publicitaire!

Delessert, c’est une longue et prolifique carrière conduite dès après son baccalauréat classique par un travailleur acharné, du Canton de Vaud à Paris puis de Paris à New York. Delessert, c’est Tournesol, une maison d’édition. C’est Carabosse, un atelier de dessins animés. C’est la série Yok Yok, c’est les Contes 1 et 2 réalisés en collaboration avec Eugène Ionesco, c’est Sans fin la fête, une histoire originale de l’arche de Noé, ainsi que plus de septante-cinq ouvrages dessinés. C’est 4 000 000 d’exemplaires vendus, c’est 35 expositions personnelles organisées de par le monde. C’est le don d’une centaine de ses œuvres au Canton de Vaud.

Delessert, c’est surtout un style resté fidèle à lui-même du début à la fin de sa carrière, un style un peu fou, contenu par un souci extrême de la finition, une fantaisie joyeuse et méticuleuse qui évoque Jérôme Bosch, Magritte ou Dali. Tout au long de sa vie, il transformera la réalité en un monde surréel, où les contours sont plus veloutés, les volumes plus prononcés, le jeu des couleurs plus contrasté.

Au contraire de la méthode Disney, qui réduit ses sujets à des courbes simples, souples et dynamiques, le style de Delessert est marqué d’une certaine raideur et ne craint pas les déformations, notamment dans les perspectives. Cette manière renforce la présence de l’objet et l’impose à notre attention.

Son souci de l’exécution, dont il disait qu’il ne cessait de croître au fil des ans, ne concernait pas seulement la forme. Dans le «Plan Fixe» conduit par Bertil Galland, il parle longuement de son obsession d’être juste par rapport au public et par rapport au message. Le public, ce sont les enfants de 5 à 7 ans, ceux aussi qui ont conservé quelque chose de cet âge et ne craignent ni le fantastique, ni les masques, ni les monstres. Quant au message, c’est toujours une histoire surprenante qui raconte avec légèreté la richesse colorée et l’originalité mystérieuse de la création.

Pour que ses histoires dessinées soient plus exactement adaptées, il réalisa avec Jean Piaget une enquête de huit mois dans les écoles de Suisse romande. Le questionnaire soumis aux écoliers les priait de commenter des illustrations sans texte, des textes sans illustration et des esquisses d’un futur ouvrage. Il en est résulté le fameux Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde, que conclut un génial portrait de Piaget, tout étonné d’être là, entouré d’une foule d’animaux terrestres, marins, aériens et souterrains de toutes les couleurs. Mais ses connaissances épistémologiques nouvellement acquises ne détournent pas Delessert de sa perspective ordinaire. La souris n’est pas un livre crypto-pédagogique. C’est une simple histoire touchante et féerique, une de plus, qu’un artiste amical raconte à des enfants.

Cette préoccupation constante de faire juste et de ne pas se contenter de faire beau obombre son œuvre d’une infime nuance de gravité qui donne à Delessert sa touche personnelle unique.

Etienne Delessert était né le 4 janvier 1941. Il est mort le 21 avril dernier à Lakeville, dans le Connecticut.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: