Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Correspondances

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2255 14 juin 2024

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Baudelaire, Correspondances

 

A treize ou quatorze ans, je tombe en extase devant la reproduction d’une peinture: le centre est occupé par un énorme disque assez sombre composé de hachures entremêlées, mauves, violettes, orangées. Le haut du tableau développe cette gamme chromatique en arcs excentriques. Une nappe orange intense apporte une lumière chaude dans le tiers inférieur. Toute la surface de la toile est délicatement oblitérée en premier plan par un entrelacs de traits fins noirs en désordre organique. Une furtive intuition me projette dans un paysage familier: je vois le coucher du soleil à travers les roseaux en contre-jour, à Champ-Pittet, au bord du lac de Neuchâtel.

L’irrésistible émotion ressentie devant ce tableau me porte à l’acheter. Il illustre un disque 33 tours: Olivier Messiaen, 8 Préludes / 4 Etudes de rythme, Yvonne Loriod, piano. Je ne connais pas le compositeur. A cette époque, mes goûts musicaux me portent plutôt vers le violon de Vivaldi, le clavecin de Rameau, le piano de Schubert. Mais le verso de la pochette contient des éléments déterminants pour l’acquisition du vinyle: la poésie des titres des Préludes est de nature à capter l’adhésion d’un adolescent: Chant d’extase dans un paysage triste, Le nombre léger, Les sons impalpables du rêve… Le plus intrigant concerne les commentaires de chaque pièce, rédigés par le compositeur lui-même: «Les titres des Préludes cachent des études de couleurs. Et l’histoire triste indiquée par le 6e Prélude, “Cloches d’angoisse et larmes d’adieu“, est ensevelie dans de somptueuses draperies violettes, oranges, pourpres.»

Plus tard, j’appris que les descriptions énigmatiques de Messiaen étaient l’expression d’un phénomène neuro psychologique abondamment documenté, la synesthésie: «Quand j’entends des sons, je vois des couleurs correspondantes.» De nombreux artistes témoignent de cette faculté étrange et variable, qui n’a rien à voir avec des visions consécutives à la consommation de substances hallucinogènes. Parmi eux, des poètes: Baudelaire, Rimbaud; des musiciens: Scriabine, Schönberg; des peintres: Kandinsky, Hockney…

Le cas de Messiaen est singulier parce qu’il construit à partir de ce don un des éléments essentiels de son langage musical. Son système harmonique tend à se substituer à l’harmonie traditionnelle, sans toutefois la nier. Ainsi sa forte personnalité musicale est aisément identifiable à l’audition de quelques mesures seulement.

Pour un écolier impécunieux, l’investissement – 27 francs des années 1960, tout de même! – dans une musique inconnue était un geste hasardeux. Je m’appliquai donc à comprendre, puis à aimer ces Préludes commentés de manière un peu extravagante mais d’une poésie enthousiasmante. Dans un premier temps, il m’a été difficile d’associer l’écriture pianistique d’Olivier Messiaen à l’intensité de ses visions colorées, n’étant, comme la plupart, pas doué d’audition synesthésique, sinon par métaphores simplistes: musique lumineuse, ensoleillée, sombre, voix blanche, etc.

Parce que j’avais dû faire un effort de compréhension et d’accoutumance, le disque providentiel des Préludes de Messiaen me révélait le réel comme un système de correspondances cohérent entre musique, peinture, poésie et paysage: voir, entendre, vivre ne formaient qu’un. Chaque art, par les moyens de son langage propre, rendait témoignage de la mystérieuse unité du monde. Les artistes de génie, comme les saints, contribuent à réordonner le désordre apparent de la Création après la Chute. Comme ce désordre suppose un ordre préexistant, l’œuvre d’art, quand elle nous touche au plus profond de l’âme, en restaurant cet ordre, entrouvre une fenêtre sur l’au-delà. Aussi le spectacle de la beauté laisse toujours un peu nostalgique, parce qu’il nous met en relation avec le souvenir du Paradis perdu.

A la fin des années 1890, Kandinsky a décrit une expérience fondatrice: le soleil couchant sur Moscou vécu comme une symphonie de couleurs, associé à une représentation de Lohengrin de Wagner: «Les violons, les basses profondes, et surtout les instruments à vent personnifiaient alors pour moi toute la force de l’heure du couchant. Je voyais toutes ces couleurs dans mon esprit, elles se tenaient devant mes yeux. Des lignes sauvages, presque enragées, se dessinaient devant moi. Je ne craignais pas de dire que Wagner avait peint ce moment en musique.»

A l’aube du XXe siècle, sous l’influence de Wagner (Gesamtkunstwerk), du symbolisme et de la théosophie, il y eut de nombreuses tentatives d’union des arts. Plusieurs tableaux de Kandinsky font référence explicite aux sons et à la musique. L’amitié qui le lia à Schönberg donna lieu à un riche échange de lettres où il est beaucoup question d’interaction entre les arts. Or Schönberg était un peintre autodidacte surdoué, certainement pas un dilettante. La plupart de ses peintures sont datées entre 1908 et 1911, période d’intense et féconde créativité musicale et picturale. Depuis 1907, il passait régulièrement l’été à Gmunden am Traunsee en Haute-Autriche. C’est dans ce cadre qu’il écrivit ses Fünf Orchesterstücke op.16 en 1909.

La troisième de ces Pièces, d’une durée de trois minutes, intitulée Farben, est complètement athématique. Elle est l’illustration d’un procédé que son auteur a désigné sous le nom de Klangfarbenmelodie, mélodie de timbres. Les six pages de la partition se déroulent dans une quasi immobilité, rassemblant les forces d’un vaste orchestre symphonique avec la plus grande retenue, les nuances s’établissant entre ppp et pp. Les mots Klang et Farben montrent l’intention de Schönberg de manifester la rencontre entre musique et peinture. Quant à la mélodie, au sens traditionnel du terme, elle est remplacée par la mutation progressive des timbres. Le morceau est fondé sur un accord de cinq sons, dont aucun ne doit être prépondérant, qui se transforme délicatement, passant d’un pupitre à l’autre, selon le procédé du fondu-enchaîné. Ces jeux harmoniques subtils sont ponctués de quelques minuscules et brefs événements, comme des touches de pinceaux.

Il y a quelque temps, je fis écouter Farben à un ami amateur de peinture et de musique qui ne connaissait pas l’œuvre. Je lui demandai de décrire le déroulement de la pièce, d’en noter quelques particularités. A la fin je lui proposai d’associer cette audition à un paysage. Après une brève hésitation, il choisit la Vallée de Joux; il compléta: la brume à la Vallée de Joux. Pour rendre plus explicites ses intentions à ses auditeurs, Schönberg avait donné la source de son inspiration en attribuant un titre à cette troisième pièce: Sommermorgen an einem See.

Pendant plusieurs saisons, le peintre Richard Gerstl partagea ses villégiatures avec la famille Schönberg au bord du Traunsee. Une huile datée de l’été 1907, Kleine Traunseelandschaft, s’inspire du même paysage. Le paradoxe des deux œuvres réside en ceci: autant la pièce de Schönberg crée un espace méditatif en apesanteur, autant le geste pictural de Gerstl est dynamique, presque agressif sur toute la surface du tableau. L’œuvre musicale inscrite naturellement dans la durée cherche précisément à l’abolir, tandis que le peintre, limité par un petit format (40 X 36 cm), semble vouloir emprunter à la musique la vitalité d’un allegro échevelé pour déborder du cadre.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: