Culte ou spectacle
C’est une bizarrerie touristique fréquente: au lieu de regarder le sujet qui s’offre à lui, d’établir le contact et de s’en pénétrer, maint touriste commence par le mitrailler avec son portable. A vrai dire, il ne regarde le sujet qu’à travers son objectif, ce qui exclut toute approche subjective et réciproque. Il le conditionne et le stérilise dans la boîte à pixels, avec le sentiment d’avoir réglé définitivement le problème. Pour soulager sa conscience, il se dit qu’il contemplera ces photos en rentrant d’excursion ou pendant les vacances de Noël. Il ne le fera pas, bien entendu. L’appropriation virtuelle lui suffit.
Cette obsession photographique fait sourire quand il s’agit de paysages ou de monuments. C’est déjà plus délicat quand un père photographie frénétiquement chaque étape de la naissance de son enfant plutôt que de se tenir à la tête du lit et de conforter la parturiente avec des mots gentils. Et c’est encore plus délicat quand il s’agit d’une célébration religieuse.
Pensons aux baptêmes, qui réunissent l’entier de la famille, non-pratiquants et non-croyants compris. Les appareils photographiques crépitent du début à la fin, jetant des éclairs sur le pasteur, les parents, parrain et marraine et sur le petit enfant. C’est comme si le souvenir de l’acte et la preuve en image qu’on y assistait étaient plus importants que l’acte lui-même. Mais après tout, ils y assistaient effectivement, et c’est peut-être le principal.
Les paroissiens ordinaires sont mal à l’aise. Car le baptême est aussi un acte collectif. Au-delà des répondants immédiats du nouveau-né, c’est l’assemblée elle-même qui s’engage, comme témoin et coresponsable. Le pasteur avisé s’arrange pour n’autoriser qu’un photographe, aussi discret que possible. Les dégâts sont ainsi limités.
D’ailleurs pas besoin de personnes extérieures à la paroisse pour transformer le culte en spectacle. Il arrive, quand le temps est très mauvais ou très beau, que les paroissiens entrent dans le temple comme on entre dans la salle de cinéma avant la projection, échangent des nouvelles, rient, ressortent en attendant que le spectacle commence, ce qui n’est pas sans importuner ceux qui désirent se concentrer ou faire le vide en eux. On est dans le spectacle encore quand le célébrant indique, dans une sorte de générique de fin de culte, le nom de toutes les personnes qui y ont contribué. Nous n’allons pas jusqu’à proposer qu’on leur rappelle qu’ils doivent se considérer comme des «serviteurs inutiles» n’ayant fait que ce qu’ils devaient faire. mais une brève mention collective devrait suffire. Spectacle enfin quand les fidèles inconséquents se rasseyent après les «paroles d’envoi» censées les dépêcher dans le monde et écoutent la musique de sortie sans sortir. Peut-être une marque un peu maladroite de respect envers l’organiste…? Ce temps de silence non méditatif est un moment mort où le fidèle, incertain, ajuste sa veste ou son chapeau, échange une information avec un voisin trois bancs plus loin, s’impatiente, commence à se lever en espérant qu’il ne sera pas le seul.
Le culte requiert une certaine unanimité de l’assemblée. Dès qu’une personne s’extrait de la célébration, elle trouble le déroulement liturgique qu’on devrait pouvoir suivre en pleine attention et sans arrière-pensée. Même le marguillier ou la marguillière peine à ne pas gêner lorsqu’il ou elle traverse la nef pour baisser le chauffage ou apporter un recueil de cantiques au fidèle oublieux. Cela fait pourtant partie de sa fonction.
L’habitude s’installe aussi d’applaudir à temps et à contre-temps. On applaudit la saynète des enfants du culte de l’enfance, une communication particulièrement intéressante d’un missionnaire, voire une musique de sortie magistralement exécutée. Pour l’heure, je n’ai jamais vu applaudir une prédication, si excellente fût-elle. Mais qui sait? En soi, la dignité du culte n’empêche en rien de battre des mains. Esaïe annonce que «tous les arbres de la campagne battront des mains» et le psaume 98 appelle les fleuves à faire de même. Certaines liturgies évangéliques, africaines ou nord-américaines ont magnifiquement intégré le battement des mains et les danses. Mais ces manifestations physiques, qui, avouons-le, sont peu naturelles au Vaudois, sont une contribution à la plénitude de la célébration, non une manifestation extérieure de satisfaction à l’égard du spectacle présenté. Participant intégré ou spectateur critique, on ne peut être les deux.
D’une certaine façon, il y a bien un spectacle. C’est celui que l’assemblée tout entière, avec ses chants, ses prières et la prédication, offre à plus grand et plus haut qu’elle.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Utile aux militaires, pernicieuse aux diplomates – Editorial, Félicien Monnier
- Les intérêts français sur le Rhône – Félicien Monnier
- La Nation! – Rédaction
- Le Haut-Karabakh II: l’époque soviétique – Alexandre Pahud
- De la farine au kilowatt: souvenirs d’un pouvoir nourricier – Yannick Escher
- Drogue: surveiller ou punir? – Colin Schmutz
- Paderewski – Yves Gerhard
- La Fête fédérale de gymnastique à Lausanne – Antoine Rochat
- Un naturaliste de notre temps – Jacques Perrin
- Quatre lettres – Le Coin du Ronchon